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Livre de Chasse de Gaston Fébus Avant Propos de Pierre Tucoo-Chala
Au début du XVe siècle, peu après la mort de Gaston Fébus, le puissant seigneur de Foix-Béarn, un abbé de Moissac écrivait ceci à son sujet : « II se passionnait pour la chasse et possédait mille chiens de chasse. J'ai entendu dire au seigneur de Cussine, sénéchal de Toulouse, au cours d'un repas chez moi à Escatalens, que le comte avait composé un livre sur les chasses, leurs méthodes et leurs instructions, utile aux chasseurs, qu'il lui avait prêté ce livre, à titre amical, moyennant dix mille florins ». Cela constituait alors une somme énorme car une belle paire de bœufs valait autour de 10 florins, et Froissart, le plus grand chroniqueur-reporter du temps, se déclara satisfait après un séjour à la cour du comte en 1388-13801 en recevant une gratification de 80 florins! Les exigences de Fébuspour une telle caution garantissant un simple prêt « amical » ont été justifiées six siècles plus tard, car, en 108^, lors d'une vente prestigieuse organisée à Monaco, par Sotheby's, un manuscrit de son livre de chasse y fut adjugé pour 6.200.000 francs sans compter les frais. Ce Livre de Chasse a donc traversé allègrement les siècles. Il est facile de l'expliquer tant par la qualité artistique des manuscrits conservés, que par la valeur technique et littéraire de l'œuvre qui sont le reflet d'une des personnalités les plus marquantes du XIVe siècle. Né en 1331, arrivé au pouvoir en 1343, Gaston III surnommé Fébus avait hérité du comté de Foix, de la vicomte de Béarn, des vicomtes de Marsan, de Gabardan et du Nébouzan, ainsi que du Lautrec et des basses-terres d'Albigeois, sans compter la co-seigneurie d'Andorre. Sur cette base il mena "jusqu'à sa mort, en 13 91, une politique de grande envergure pendant les débuts de la guerre de Cent ans, sous les règnes successifs de Philippe VI de Valois, Jean II le Bon, Charles V et les débuts de celui de Charles VI. Il mena à bien, par la guerre, la diplomatie, le réalisme et la fourberie, deux grands desseins, d'ailleurs étroitement liés. Vassal direct du roi de France pour ses possessions en Languedoc, du roi d'Angleterre, duc de Gascogne, pour celles des pays de l'Adour, il se sortit du guêpier que représentait pour lui la guerre entre ses deux suzerains en tranchant le nœud gordien. II déclara dès 134^ : « Je ne tiens mon pays de Béarn que de Dieu et de mon épée » et réussit à imposer à tous une telle prétention. S'appuyant désormais sur une principauté de Béarn souveraine, il s'acharna à mettre la main sur la Bigorre et la vallée moyenne de la Garonne en Comminges, si bien qu'après sa mort, il pouvait chevaucher de Foix à Orthez sans quitter des terres placées sous son contrôle. Cette construction d'un État pyrénéen multiforme annonçait celle des ducs de Bourgogne également comtes de Flandre au siècle suivant. Cet édifice politique, rendu possible par l'élimination de la maison rivale d'Armagnac dont il avait vaincu l'armée et capturé le comte à la bataille de Launac (1362) près de Toulouse, se doublait d'une hégémonie financière. A sa mort il laissa un trésor de près de yjo.ooo florins disponibles dans les chambres fortes du château d'Orthez et l'abbé de Moissac reconnut qu'il était le seigneur le plus riche du royaume. ' Le paiement des rançons par ses prisonniers, une fiscalité rigoureuse, le versement de sommes énormes au moment de tous les traités qu'il signa, ne sont pas la seule source de telles liquidités compte tenu de ses dépenses en matière de constructions militaires dont les châteaux de Marianne, Pau, Montaner, Orthez, entre autres, portent encore témoignage. Ses deux grands desseins politiques -- indépendance du Béarn et unification pyrénéenne -- s'accompagnaient d'un projet économique ambitieux. Ses marchands, neutres, disposant de sa protection alors que tous les autres étaient la proie des bandits et des routiers, assurèrent la liaison commerciale entre le Languedoc français et le port de Bayonne, porte de sortie méridionale de la Gascogne anglaise. Mieux encore, sur cet axe unissant l'Atlantique à la Méditerranée, ils établirent des routes commerciales mettant en contact le bassin de la Garonne avec celui de l'Ebre, de Pampelune et Tudela à Barcelone en passant par Saragosse et Lérida. Un fructueux commerce de transit lui permit de prélever péages et taxes diverses pour grossir son trésor de florins. Tout ceci trouva en quelque sorte son point d'orgue avec sa décision de faire frapper dans les ateliers monétaires de Béarn des florins d'or, copies conformes du florin d'Aragon, toutes les transactions étant désormais libellées avec celui-ci. Une monnaie unique avec une zone de libre-échange à cheval sur les Pyrénées, cet homme était bien en avance sur son temps". Si sa réputation traversa, les siècles et en fit un personnage de légende, ce né fut pas à cause de cette œuvre dont le grand bénéficiaire fut son lointain héritier, Henri IV, mais parce qu'il sut utiliser avec brio les médias de son temps, étant également dans ce domaine d'une étrange modernité. Le Livre de Chasse s'inscrit dans cette perspective. Prénommé Gaston comme tous les héritiers de la famille seigneuriale de Béarn, il décida de substituer à ce nom de baptême un surnom ayant valeur de symbole. Il se fit appeler Fébus, transposant ainsi dans la graphie gasconne le nom du dieu grec, Phoibos, dieu du soleil, car n'avait-il pas lui-même une magnifique chevelure blonde qu'il laissait flotter au vent comme la couronne de l'astre du jour? Trois siècles avant Louis XIV, le roi soleil, les Pyrénées eurent un comte soleil. Il fit inscrire sur ses châteaux « Febus mefe », et lança ses troupes au cri de « Febus avan ». Ajoutons à cela sa devise : « Touches-y si tu oses », et nous avons un ensemble de formules publicitaires qui traversèrent les siècles pour perpétuer sa gloire. Il contribua à la bâtir de son vivant en composant ou en inspirant directement de nombreux motets dont les textes n'hésitaient pas à le comparer ici à Alexandre et César, là à Roland ou au roi Arthur. N'était-il pas d'ailleurs lui-même poète? Puisqu'il obtint « lajoya », la récompense suprême de l'Académie toulousaine ancêtre de celle des Jeux Floraux. Enfin, il sut si bien séduire Froissât que ce dernier écrivit dans ses Chroniques « Un voyage en Béarn » et composa plusieurs pastourelles à sa gloire. Dans ces pages, qui sont parmi les plus belles de la littérature médiévale, Froissart n'hésita pas à donner une image plus que flatteuse du châtelain d'Orthez, allant jusqu'à écrire : « Brièvement, tout bien considéré et pesé, j'avais été dans beaucoup de cours de rois, de ducs, de comtes et de hautes dames, mais je ne fus jamais dans une autre qui mieux me plût! » Mais comme on n'est jamais mieux servi que par soi-même, Fébus assura également sa renommée en prenant la plume. Il y eut en ce XIVe siècle bien des rois et des princes mécènes d'art plus fastueux que lui, mais aucun ne fut également homme de lettres. Ce fut le cas de Fébus qui écrivit un « Livre des Oraisons », le premier d'une telle importance dû à la plume d'un laïque, pour tenter, en 1380, de fléchir la colère divine après le drame d'Orthez qui le vit porter un coup de poignard fatal à la gorge de son fils après que ce dernier eut tenté de l'assassiner en utilisant le poison. Il y eut surtout ce « Livre de Chasse », cité par l'abbé de Moissac, et dont voici aujourd'hui une nouvelle édition mise à la portée des lecteurs de la fin du XXe siècle et donnant une nouvelle jeunesse à l'art de la miniature. Pourquoi ce traité technique fit-il l'objet de multiples copies, si bien qu'il est possible d'en dénombrer plus de .quarante, de l'Ermitage de Saint-Pétersbourg à la fondation californienne de Paul Getty à Malibu, en passant par le Vatican, la Bibliothèque 'Nationale de Paris et de New-York entre autres ? Pourquoi lorsque l'imprimerie tua l'art des copistes, fit-il l'objet de précieuses éditions dès le début du XVIe siècle ? Pourquoi ce texte servit-il de bréviaire à tous les rois de France, grands chasseurs devant l'Eternel? La réponse est simple : à cause de sa qualité technique, de l'art de la pédagogie dont fit preuve son auteur et peut-être plus encore de sa science en la matière. Non content d'avoir lu toute la littérature sur le sujet, de la chirurgie arabe d'Albucassis remontant au Xe siècle au « Livre du roi Modus et de la reine Ratio », autre traité cynégétique du milieu du XIVe siècle, Fébus commença à dicter son texte à ses secrétaires, le Ier mai ij8y, alors qu'il avait derrière lui toute une vie de chasseur; il ajouta ainsi à ses lectures le fruit d'une expérience personnelle hors pair. La chasse -- il l'affirme dans son prologue --fut une des trois passions de sa vie, sans toutefois négliger pour elle ses devoirs de chrétien ou d'homme de gouvernement. En 1343, accompagnant sa mère, Aliéner de Comminges, dans une vaste tournée d'hommages pour prendre contact avec ses sujets, il se permit, pour une fois, de laisser celle-ci procéder seule à la cérémonie car, le notaire indiqua au bas de l'acte : « Monseigneur était à la chasse ». En ijçi, il trouva, la mort rêvée pour un chasseur en succombant, en pleine force, à une attaque d'apoplexie à l'issue d'une chasse à courre éperdue par une journée étouffante du mois d'août. Il fut considéré en son temps comme l'un des plus grands chasseurs, si ce n'est le plus grand et accepta, avec orgueil, de faire une démonstration de sa science des chiens de chasse à son adversaire le Prince Noir qui gouvernait l'Aquitaine pour le roi d'Angleterre et avait essayé, en vain, de lui faire prêter hommage pour le Béarn. Malgré des répétitions s'expliquant parce que l'essentiel fut, non point écrit, mais dicté, malgré la mode stylistique de l'époque préconisant l'amplification, c'est-à-dire la répétition jusqu'à satiété des mêmes choses sous des formes différentes, il mit à la disposition de ses lecteurs un traité facile à utiliser d'abord par son plan. Après un prologue démontrant que la chasse avait toutes les vertus y compris celle d'ouvrir les portes du paradis, il consacre sa première partie à une histoire naturelle décrivant les animaux en commençant par les bêtes douées (herbivores), pour terminer avec les bêtes mordantes (carnassiers), insérant au milieu les omnivores. Ceci fait, il profite d'une seconde partie consacrée au cycle de formation des pages et des meneurs pour étudier les chiens (divers types, maladies, et remèdes), la façon de les dresser, de les conduire à la quête du gibier. Vient ensuite la chasse à courre avec ses phases (poursuite, capture, curée) en reprenant dans l'ordre chaque bête décrite dans la première partie. Ayant promis le paradis à tous les adeptes de la chasse, et sachant que tout le monde ne pouvait le faire noblement, à cheval, il ajoute à son traité un texte sur les pièges et engins, non sans réticence, car il s'agit à ses yeux de pratiques trop souvent répréhensibles. Pour terminer, il cisèle un admirable épilogue en dédiant son livre au duc de Bourgogne. Affirmant qu'il ne veut avancer que des faits reposant sur la « droite vérité », Fébus fait preuve par moments d'un véritable esprit positiviste avant la lettre, car la vérité pour lui sort non point des autorités consacrées mais de sa propre expérimentation. Le sommet en la matière se trouve dans les paragraphes consacrés à la façon dont il faut guérir les maladies des chiens. Il classe les remèdes par ordre croissant d'efficacité; les meilleurs sont ceux qu'il a « éprouvés » ait-il et, par exemple, il condamne comme « bien petit remède » la méthode consistant à baigner dam la mer les chiens atteints par la rage, méthode encore utilisée... à la veille de la Révolution sur la côte landaise! Se voulant technicien avant tout, proscrivant toute fable ou effet littéraire, Fébus fait quand même une exception à cette règle en faveur des chiens. Il accepte de citer deux « histoires » démontrant leur fidélité et leur courage à toute épreuve. Il laisse transparaître son amour pour eux dans un véritable hymne, accumulant à plaisir comme dans un refrain facile à mémoriser, toutes leurs qualités. Il laisse pointer son orgueil de grand spécialiste et le plaisir procuré par leur dressage quand il affirme qu'après sa mort nul ne sera capable de faire taire ou aboyer sur commande des limiers, comme lui-même. C'est à propos des chiens qu'il s'élève à des considérations d'ordre philosophique sur la Création. Étudiant le comportement des chiens d'oiseaux ou épagneuls, ainsi appelés parce que les meilleurs venaient d'Espagne, il met en évidence leurs magnifiques qualités (courage, fidélité au maître) comme leurs graves défauts : (querelleurs, ils se mettent toujours en avant en aboyant, semant ainsi le désordre). A ses yeux l'explication est simple : ces chiens ont les mêmes qualités et les mêmes défauts que les Espagnols car, affirme-t-il, les trois espèces d'hommes, d'animaux et d'oiseaux ont les qualités et les défauts de leur pays d'origine. Ainsi, bien avant Montesquieu et le Siècle des Lumières, il conçoit, avec son sens des formules concises dont Froissart vante la qualité, la fameuse théorie des climats. Au lendemain du 600e anniversaire de la mort du sire de Foix-Béarn, commémoration nationale soulignée par l'émission d'un timbre-poste transposant une de ses miniatures qui obtint le titre envié de meilleur timbre-poste de l'année philatélique, ce grand classique de l'art cynégétique méritait d'être présenté de façon immédiatement abordable par un lecteur de la fin du XXe siècle. Pierre Tucoo-Chala
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