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LE LIVRE DU ROY MODUS ET DE LA ROYNE RATIO NOTE DE L'EDITEUR
Cet antique et célèbre traité de vénerie, aurait été composé entre 1350 et 1360, par le seigneur de Gisors, Henry de Ferrières, qui ajoute à ses titres «capitaine du chastel du Pont de l'Arche ». Lorsqu'on sait que le titre de capitaine s'appliquait également au seigneur chargé par le roy ou le duc, d'une capitainerie de chasse, on voit que le seigneur de Gisors était pleinement qualifié pour écrire le Livre du Roy Modus. Pour situer l'époque il est utile de savoir qu'on se trouvait en pleine guerre de Cent Ans, mais que le fameux et honteux traité de Brétigny laissait à la contrée normande une paix relative. Toute la jeunesse seigneuriale ou paysanne, émerveillée par la gloire nouvelle d'un Du Guesclin, ne rêvait que de « bouter hors les Anglais du royaume de France ». Princes ou manants, tous s'adonnaient aux rudes plaisirs de la chasse, soit pour s'aguerrir et acquérir le métier d'archer, de piqueur, de cavalier et savoir manier dès l'âge tendre le javelot, l'arc, la pique ou la dague et le poignard; soit pour la nécessité de se défendre contre les énormes déprédations causées aux récoltes, aux troupeaux par d'innombrables, carnassier s tels que loups, renards, martres et putois, ou par des troupes entières de sangliers, de cerfs, daims, lièvres et autres, quant aux oiseaux de toutes sortes, ils étaient si nombreux, que le paysan devait quelquefois veiller pour les empêcher de détruire récoltes et vergers à la manière des sauterelles. C'est ainsi que l'auteur peut écrire au cours de son livre : «Je vis le roy Charles, fils de Philippe (le Bel) qui chassa en la for est de Berteul, en un buisson (épais taillis) appelé la Boulaie Guérardet, où il prinst (prit) sis vingt bestes noires (120 sangliers) en un jour sans les emblées (sans compter les sangliers dérobés par les paysans ou les rabatteurs)». Dans cette merveilleuse contrée, entre Gisors et les Andelys, depuis l'Epte jusqu'à la Seine, où vivait notre capitaine, on côtoyait les plus belles et les plus variées des régions à gibier qui se puissent connaître. Que ce soit le pays d'Ouche, alors littéralement couvert de sombres et épaisses forêts, ou dans les plaines grasses, ou dans les herbeuses campagnes (campagnes de Neubourg), ou bien le Lieuvin avec ses bocages et ses étangs, toutes sortes d'animaux et de volatiles, carnassiers, ou rongeurs, pullulaient. Entre deux guerres, un capitaine de chasse, était à la fois un petit gouverneur de contrée, un seigneur respecté et craint, mais également une espèce d'officier de gendarmerie moderne. Non seulement il recevait rois, princes et grands seigneurs, et organisait en leur honneur des parties de chasse extraordinaires avec des centaines d'archers, cavaliers, rabatteurs, piqueurs, corneurs, fauconniers et dresseurs de chiens, serfs chargés de filets, pièges, lanières ou couteaux, ou bien de victuailles; mais à l'occasion il débarassait la région d'assassins et voleurs de grands chemins, les grandes compagnies ayant laissé au passage des adeptes, ou des éclopés. Quelquefois, il passait son temps à recevoir les doléances des paysans contre les ravages causés par les carnassiers. C'est ainsi que le Livre du Roy se penche également sur les difficultés des pauvres gens qui ne possèdent pas d'armes et dont les récoltes sont ravagées : « Et mouster (montrer) à mes petits et povres aprentis (fils des paysans) aucuns déduits (plusieurs moyens) de poi de coût (peu coûteux) que ils peuent bien avoir et maintenir... (cf. tome II présente édition). La plupart du temps, dans l'une des cours du castel, ou dans les prés voisins, il donnait de véritables leçons d'ar chérie, ou de fauconnerie et formait ainsi de véritables bandes spécialisées à son service. C'est pourquoi le Livre du Roy présente la forme très technique et sûre de questions et de réponses. L'apprenti s'adresse au maître sur une question bien déterminée, en suivant scrupuleusement l'ordre technique de la chasse : à quels signes peut-on reconnaître les grands cerfs? par les traces, par les fumées, par le lit, par les bois. Comment le chasser, le trouver, quelle saison favorable, comment utiliser son limier, comment le forcer, différence entre daguet et vieux cerf, etc., et cela sur douze chapitres de vénerie, où le maître répond d'une façon claire, précise, documentée au point que l'on s'étonne, d'une telle connaissance des mœurs, des saisons, des lieux géographiques. Le .maître (Henry de Gisors) n'oublie rien, ni le détail pour reconnaître une crotté, ni pour deviner.par avance les malices du cerf, ni de la manière de jouer du cor, ou de huer ses chiens, y compris l'art vétérinaire de soigner leurs principales maladies. Et lorsqu'on a terminé de nous documenter d'une façon parfaite sur la chasse au cerf, voilà qu'on nous parle du daim et du chevreuil et de leurs différences avec le cerf.Et ensuite viennent les lièvres, ensuite les sangliers, les loups, les renards, les loutres, etc. De là on passe au métier d'ar chérie, à la chasse au vol, à la fauconnerie, la chasse aux faisans, comment prendre des multitudes de perdrix et d'oiseaux de toutes sortes au moyen d'appelants, ou de cages, ou de filets ou de glu, comment on les prend au pavillon, au tomberel, à la passée, à la volée, etc. A lire cette véritable encyclopédie du parfait chasseur et du braconnier on éprouve les mêmes joies qu'à lire les récits d'un grand naturaliste comme Fabre. Car il ne s'agit pas seulement du plaisir de la chasse, (de nos jours hélas la soldatesque a fait de nos riches contrées antiques et giboyeuses, un véritable désert, et employer le fusil pour un oiseau, voilà un plaisir moderne, entre autres, que nous ne partageons point), mais également c'est l'occasion pour l'auteur de comparer les animaux aux hommes et de faire en passant la critique des mœurs. S'il compare les prêtres à des loups, les seigneurs à d'horribles bêtes noires, les bourgeois à des renards hypocrites, les jeunes filles à des biches sans défense, et certaines dames à des oiseaux bavards, sans cervelle, etc., c'est là un courage qui prouve son indépendance spirituelle, sa puissance, sa bonté envers les humbles et sa sérénité de philosophe. C'est aussi ce qui explique le titre choisi par l'auteur, ainsi qu'il le dira dans le cours du volume : « Le livre du Roy Modus et de la Koyne Katio ». « Mode et raison », pratique et théorie sont mariés avec grâce. Et l'auteur entend par raison et théorie également le droit de philosopher sur tout fort à propos. Nous n'avons pas eu l'indélicatesse de toucher au texte ancien, pour donner une pâle adaptation en langage moderne. Cette vénérable bible du chasseur méritait son authenticité, même s'il faut lire dans une phrase près de trois orthographes différentes pour un même mot. Le savant lecteur, averti, saura s'y habituer. Notre texte ne comportait pas les allégories de Katio, qui sont de véritables exposés théologiques sur la doctrine chrétienne. Dans un livre qui se voulait surtout traiter de la chasse et des chasseurs, cette véritable interpolation religieuse aurait considérablement alourdi notre ouvrage. Pour ceux désireux de se documenter nous signalons le merveilleux petit volume de poche de la bibliothèque de la Pléiade (jeux et sapience du Moyen Age) où le docte Albert Pauphilet a présenté ces Allégories. Nous avons essayé de traiter ce texte vénérable d'une façon somptueuse. Au lecteur de nous dire si nous y sommes parvenus. Notre grand artiste et ami Jean Gradassi a créé dix magnifiques hors-texte, sommet de son art, mais aussi malgré sa valeur il a fait une belle part à notre prestigieux enlumineur qu'est Arnaud Ansaldi, en travaillant de concert simplement pour la grandeur de l'œuvre. Grâce à toute l'équipe habituelle de nos collaborateurs et artisans, cette édition a tenté de renouveler, de rénover, l'art des manuscrits enluminés, et compose ainsi un beau livre d'heures. Il y a trois ans alors que nous rêvions sur ce texte, nous ne pensions pas obtenir un tel résultat, un peu comme ce chasseur habile, parti pour attraper un joli renard, qui revient triomphant, émerveillé, un peu ébloui d'avoir capturé un splendide dix cors. Mais sans Henry de Verrières, seigneur de G/sors, qui a vécu au XIVe siècle, ce livre n'aurait pu être...
A Nice, le 30 septembre 1963 Joseph Pardo
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